Après de longs mois à couler dans une vie rythmée par le travail vient toujours chez moi une période de doute. Es-ce cela ? Obéïr à des lois sans maître, manger à heure fixe sans que le corps ne le dicte, parler sans rêve. Les “et si” s’accumulent, horloges des mois calendaires qui me séparent du vent, cheveux lâchés. 

Et quand elles arrivent enfin, les vacances, il y a trop. Trop de rendez-vous manqués, de colères étoufées, de nuits où je me 

suis couchée en disant demain, confondant pénombre et coup d’éponge sur un tableau noir. Trop de phrases impératives, de nouvelles à la radio, d’assiettes à laver empliées dans l’évier, de gestes anodins, mécaniques qui, il me semble, manquent tout à coup de sens pour que quelques jours ne les effacent. Il n’y a dans cela, dans ce va et vient du profond vide, ni tristesse ni mélancolie mais une puissance à s’émerveiller bien amoindrie. 

Je lis Césaire. Les vers en bout de gorge ne chantent plus. Les mots, uniformes, ont tous le même poids. Je sais que je me trouve alors bien trop loin de moi-même et qu’il me faut retourner à l’essentiel. 

Entre deux missions, j’ai, pour la première fois depuis longtemps le loisir d’explorer la liste chronologique des envies mises de côté faute souvent de temps pour vivre. La première qui me vient à l’esprit date d’il y a un an. C’était un septembre chaud à Saint-Malo. Un sentier arpentait la côte jusqu’à Cancale. Huit heures de marche, à pas lents sans penser plus loin qu’un plateau d’huîtres et une verre de vin blanc. A l’arrivée, je me souviens qu’il n’y avait plus d’hier, plus de demain, juste des pensées alignées et l’envie irrépressible de voir jusqu’où le chemin pouvait mener. Ce chemin des Douaniers, ce sentier mythique, c’est celui que je m’apprête à emprunter. 

Je ne connais rien de la Bretagne plus loin que Saint-Malo. Je me suis efforcée d’éviter les images, les récits qui auraient pu m’y conduire par inadvertance avant que mon voyage ne commence. J’y suis maintenant, à l’instant où je vais m’accorder ce temps ; 30 jours de marche à la rencontre de cette terre tant fantasmée où chaque nom de ville évoque une aventure en soi. De Vitré en Ile et Vilaine à Saint-Brieuc, je pourrais développer à loisir le fonds de ma pensée, explorer la lande en même temps que cette peau trop étroite et qui s’apprête à craquer. Un voyage aux confins de deux terres. Il serait faux de dire que je n’ai pas peur mais celle-ci s’est, à mesure que le départ approche, déplacée. De la peur de faire, d’échouer, d’être seule, de ressasser, j’ai atteint lentement celle de ne pas partir. Est-on jamais prêt pour un tel voyage ? Je ne le crois pas. Il faut partir, accepter le doute comme une carte du jeu. Le reste viendra après. 

Je laisse derrière moi tout un tas de choses. Certaines vont me manquer, la douceur d’un foyer, d’un espace clos pour me réfugier et la chaleur des conversations de mes proches. Les autres, celles qu’on ne peut fuir et que j’emporte avec moi, me tiendront compagnie au moins un temps. J’ai néanmoins l’espoir que ce voyage les consume et apprenne à m’en libérer. Que je revienne un peu moins sérieuse, un peu moins impatiente et que j’ouvre un regard émerveillé sur ce qui est, sans y accoler de nouveaux et si. 

Je pars. Avec l’espoir que le GR34 me permettra de m’interroger davantage sur ce qu’est le voyage, de confronter la distance avec le temps, l’effort avec la flânerie, la solitude avec la rencontre pour comprendre peut-être que tout se vaut une fois le jugement de l’égo dissipé. Pour me rapprocher de ce territoire aussi, de cette France qui est mienne et que je connais si mal, que j’ai longtemps évité comme l’on s’évite pour ne pas trop souffrir de nos défauts et de nos âpres pensées. Je ne fuis pas. Je pars, un pas après l’autre, juste devant moi pour me rencontrer. J’aurais pu une fois de plus aller loin mais j’ai voulu ce paysage comme un prétexte, à peine une toile de fond. La longue marche, elle, sera intérieure et elle ne rejoindra la géographie qu’au moment où il faudra s’armer de patience pour franchir une baie, un cap sinueux d’où l’on verra à quelques pas passer à toute vitesse les voitures sur le macadam. Travailler sa lenteur, l’attente est un exercice dont peu semble encore faire cas aujourd’hui. Je fais ce choix de ne pas être pressée, de m’accorder un mois, de ne pas savoir jusqu’à j’irai ni même de me fixer un objectif qui pourrait diminuer le véritable but : marcher. Demain déjà, je pars. Je me lèverai à l’aube pour prendre un train. De la gare, je sortirai avec un sac bien trop lourd pour moi et j’irai, à vitesse d’homme, vers Roscoff, Perros-Guirec et Douarnenez

sentier GR34 dans les polders du mont saint michel
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